Dénutrition et cancer : prévenir et intervenir rapidement

Dénutrition et cancer : prévenir et intervenir rapidement

Article de Aude Lecrubier, paru le 10 mars 2021 sur https://francais.medscape.com/voirarticle/3606963

France — Selon la Société Francophone Nutrition Clinique & Métabolisme, près de 40 % des patients atteints de cancer souffrent de dénutrition. Une cachexie qui peut entraîner un report, voire un arrêt, des traitements et donc une perte de chance pour les patients. La prévention, le repérage et la prise en charge de la dénutrition pendant et après le cancer sont donc essentiels, explique le Pr Bruno Raynard, médecin nutritionniste à Gustave Roussy (Villejuif, 94), à Medscape édition française.

La dénutrition est un état pathologique résultant d’apports nutritionnels insuffisants en regard des dépenses énergétiques de l’organisme. Une personne est considérée comme dénutrie dès lors qu’une perte de poids de plus de 5 % en 1 mois est observée (par rapport à son poids habituel) ou plus de 10 % en 6 mois.

Medscape édition française : Quelle est la prévalence de la dénutrition chez les patients atteints de cancer ?

B.R : La dénutrition est un réel problème parce qu’elle est fréquente. Dans l’étude Nutricancer 2[2], les chercheurs ont montré que sur un jour donné, dans 30 hôpitaux français, sur environ 2000 patients pris au hasard en cours de prise en charge du cancer, la prévalence de la dénutrition était de 40 %. Dans cette étude la dénutrition était estimée par les méthodes standards recommandées du moment, le pourcentage de perte de poids, l’IMC et l’albumine.

Dans l’étude SCAN[3], plus récente, en estimant la masse musculaire par les scanners, chez des patients en situation métastatique sur le point de commencer un traitement anticancéreux, il a été observé que 69 % des patients étaient dénutris.

Dès le début, il y a de la dénutrition et plus on avance dans les processus thérapeutiques, plus les malades sont dénutris, plus on avance dans l’évolution de la maladie, plus les malades sont dénutris.

Comment lutter contre cette dénutrition ?

B.R : Le moyen le plus efficace est de la repérer tôt. Il est plus compliqué de récupérer un état nutritionnel satisfaisant quand on est à moins 25 % de perte de poids et plus facile quand on est à moins de 5% ou moins de 10 % de perte de poids.

Il faut donc utiliser des outils systématiques de dépistage qui doivent être mis en place dès le diagnostic de cancer.

D’un hôpital à un autre et d’un service à un autre, l’outil qui va être utilisé peut être différent parce que les organisations de prise en charge, de parcours de patients sont différentes et que les moyens dont l’on dispose varient. On peut mettre en place de l’autodéclaration, peser les patients systématiquement, évaluer les ingestats – c’est évidemment plus facile quand il y a beaucoup de diététicien.nes ou de médecins nutritionnels à disposition. On peut aussi mesurer la force musculaire, la force avec laquelle on sert la main avec un dynamomètre. Cela permet de voir s’il y a une dénutrition mais aussi de s’assurer de l’efficacité quand on va renourrir les gens.

Il faut intégrer systématiquement la consultation diététique dans les parcours de soins. Même si le patient n’est pas dénutri, il est à risque de l’être donc idéalement, il serait bon que tout patient qui entre dans un processus thérapeutique en cancérologie voit au moins une fois la diététicienne. Cela lui permettrait d’être plus sensibilisé et de pouvoir alerter par lui-même les équipes si les choses vont mal. Aussi, ceux qui en ont vraiment besoin doivent avoir un suivi régulier, notamment les patients d’ORL au cours de la radiothérapie, les patients en hématologie qui vont recevoir une greffe de moëlle.

Y-a-t-il des stratégies différentes en fonction des types de pathologies cancéreuses ?

B.R : Oui, il y a deux logiques. Il y a une logique d’anticipation. Dans un certain nombre de situations, on sait que l’état nutritionnel va se dégrader si on intervient pas. Un patient à qui l’on fait de la radiothérapie et de la chimiothérapie pour un cancer ORL a quasiment 100% de risque de ne plus pouvoir manger après deux semaines de rayons. Il faut donc mettre en place un système de renutrition préalable à la mise en route de la radio-chimiothérapie. Il faut un abord digestif qui va permettre d’alimenter le patient (sonde de gastrostomie, sonde nasogastrique).

C’est le cas aussi dans les greffes de moëlle. Rapidement les patients ne peuvent plus manger en raison de la toxicité des traitements. Il faut un protocole de nutrition artificielle pendant plusieurs semaines.

En parallèle, il y a beaucoup de situations où on ne sait pas prédire le risque, soit parce que l’on a pas les données ou l’expérience comme en cas de nouveau traitement ou parce que c’est un peu « entre les deux ».

Dans l’idéal, il faut faire selon les critères d’alerte. On demande notamment aux hôpitaux de jour en chimiothérapie de nous prévenir sir le patient a perdu plus de 5 % de son poids au cours du traitement.

Que peut-on proposer aux patients ?

B.R : On discute avec le patient pour lui proposer une adaptation nutritionnelle, ou bien des compléments nutritionnels (liquides d’aspect lacté contenant 400/800 cal/j), soit d’emblée de la nutrition artificielle. Par ordre de priorité, on privilégie toujours l’alimentation orale, si ça ne suffit pas, la nutrition entérale et si ce n’est pas possible la nutrition intraveineuse. Surtout, il ne faut pas forcer les patients sous peine d’aggraver le dégout. On peut conseiller de fractionner le repas ou la prise du complément.

Faut-il préparer les patients à la renutrition ? Comment ?

B.R : Oui, nous faisons de la pré-habilitation. Nous repérons l’ensemble des fragilités du patient avant de commencer les traitements de façon à pouvoir les prendre en charge. Cela ne sert à rien de renourrir un patient si on ne lui fait pas faire un peu d’exercice physique pour refaire du muscle, si on a pas réglé ses problèmes psychologiques, de douleurs, d’addiction, et même réglé ses problèmes sociaux. Mettre en route un système nutritionnel compliqué chez quelqu’un qui n’a pas de logement n’a aucun sens, par exemple.

L’adhésion du patient est primordiale. Il faut que les gens comprennent le bénéfice qu’ils peuvent en tirer pour accepter le désagrément qu’il vont subir. Il faut expliquer qu’ils seront en meilleur état général pendant le traitement, qu’ils auront moins de toxicités, moins d’arrêts de traitement, moins de diminution de doses et donc une meilleure chance d’efficacité du traitement. Il faut tenter de donner une durée prévisible, faire en sorte que ceux qui le souhaitent puissent être un peu autonomes sur le geste. Parfois, même, on peut décaler de quelques semaines pour laisser le temps à la personne de s’habituer à l’idée de se retrouver avec un tuyau dans le nez.

Les hôpitaux ont-ils suffisamment de moyens pour mettre en place ce suivi ?

B.R : Un des enjeux actuels du Comité de lutte contre la dénutrition est de faire en sorte que les établissements de soins se dotent du nombre de diététicien.nes adapté à la lourdeur des soins qu’ils mettent en place en oncologie mais aussi dans d’autres pathologies. A l’heure actuelle, il y a un grand manque de diététicien.nes. On demande au moins un spécialiste pour 60 lits d’hospitalisation. Or, nous sommes loin de ce chiffre.

Les médecins de ville ont-ils un rôle à jouer dans cette surveillance ?

B.R : Nous n’avons pas suffisamment discuté avec les médecins de ville alors qu’ils peuvent repérer les patients en difficulté. Un des enjeux est de leur fournir les ressources pour adresser les patients dénutris, soit à des équipes de diététiciennes formées sur la dénutrition liée au cancer, soit à des médecins nutritionnistes. Un des problèmes est que la consultation de diététique en ville n’est pas remboursée par la sécurité sociale.

Un rapport intitulé« Impact des facteurs nutritionnels pendant et après cancer »[1]a été publié en septembre dernier par l’Institut national du cancer, qu’apporte-il ?

Pr Bruno Raynard : Avant ce rapport, il n’y avait pas de données exhaustives recensant par catégories alimentaires les possibles impacts sur l’état nutritionnel et sur le pronostic des patients au cours des traitements du cancer. Or, il y a de nombreuses de croyances et idées reçues sur les éventuels bénéfices de différents aliments ou groupes d’aliments, type d’alimentation pendant les traitements.

Nous avions déjà travaillé en 2017 avec le réseau NACRe, Réseau National Alimentation Cancer Recherche, sur tous les régimes de restrictions glucidiques (jeûne, régime cétogène…) et nous avions conclu à l’absence de bénéfice de ce type de régime au cours des traitements des cancers. Nous avions d’ailleurs alerté sur le fait que dans les études publiées, avaient été décrites, à plusieurs reprises, des pertes de poids ou de masse musculaire, et donc un risque de dégradation de l’état nutritionnel.

L’équipe du réseau NACRe a voulu compléter cette réflexion sur les différents types d’aliments (voir la synthèse des recommandations en fin de texte).

Quelles sont les principales conclusions de ce rapport ?

B.R : Le travail réalisé a été très exhaustif mais les résultats sont très limités car nous avons peu d’informations sur ces questions. Cela montre bien que la plupart du temps, tout ce que l’on entend sur tel ou tel aliment est fondé sur peu de données.

Un point vraiment frappant est tout de même que dès que l’on induit de la restriction alimentaire, des régimes sur un groupe d’aliments ou une façon restrictive de s’alimenter, on augmente les risques de dénutrition donc on impacte négativement le pronostic.

Rapport « Impact des facteurs nutritionnels pendant et après cancer », INCa, Septembre 2020.

  1. Rapport « Impact des facteurs nutritionnels pendant et après cancer », INCa, Septembre 2020.
  2. Hébuterne X, Lemarié E, Michallet M, de Montreuil CB, Schneider SM, Goldwasser F. Prevalence of malnutrition and current use of nutrition support in patients with cancer. JPEN J Parenter Enteral Nutr. 2014 Feb;38(2):196-204.
  3. Raynard B et coll. La sarcopénie est sous-diagnostiquée chez les patients atteints de cancer métastatique : résultats de l’étude SCAN. Nutrition clinique et métabolisme. Mars 2019.
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